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Noyant les îlots de verdure de la Tamise, le brouillard montait à l’assaut de la capitale. En raison des établissements industriels et des innombrables ateliers installés dans les quartiers pauvres de Londres, il se chargeait de pollutions diverses et rendait l’air irrespirable. Exhalaisons de produits chimiques, odeurs de peinture et de vernis engendraient une atmosphère crasseuse et souillaient les poumons des citadins.
Celui que les autorités nommaient Littlewood s’accommodait à merveille de ce brouillard[4] protecteur. Il en enveloppait son existence et dissimulait sa véritable identité afin de mieux préparer la révolution. Les Français avaient bien débuté, avant d’échouer de manière lamentable en laissant Napoléon s’emparer du pouvoir. Il aurait fallu poursuivre la Terreur, éliminer la totalité des récalcitrants et imposer partout la volonté du peuple.
Littlewood se consacrait à cette tâche immense. Lui saurait défendre la cause des miséreux et des opprimés, et prendrait la tête d’une vague géante qui détruirait des institutions désuètes. Éliminer des notables ne suffirait pas ; il devait s’en prendre au sommet de l’État et supprimer le roi George IV, libertin corrompu. À l’annonce de sa disparition, les foules se soulèveraient et désigneraient Littlewood comme leur sauveur.
Vu sa position, personne ne pouvait le soupçonner ! Dirigée par des incapables, la police ne parviendrait pas à l’identifier. Elle ignorait que ses indicateurs étaient au service de Littlewood et lui fournissaient une belle quantité de fausses pistes !
Et le chef des conspirateurs disposait d’un allié inattendu : la momie de Belzoni. Présent lors du débandelettage, il avait cru à une hallucination en contemplant ce corps intact, vainqueur de la dégradation et de la mort. Il comptait s’emparer de cette magie-là et l’utiliser contre ses adversaires.
Le directeur du St. Thomas Hospital était au bord de la dépression.
— Je n’ai jamais vu pareille horreur, inspecteur ! Mon respectable collègue, le docteur Bolson, a été massacré. Quelle créature démoniaque a pu commettre cette abomination ? Rendez-vous compte : on lui a percé la nuque puis extrait la matière cervicale par les narines !
— Un travail de momificateur, observa Higgins.
Le directeur en resta bouche bée.
— Êtes-vous sérieux, inspecteur ?
— Avez-vous retrouvé l’arme du crime ?
— La voici.
Le patron de l’hôpital remit à Higgins un crochet en bronze à l’extrémité recourbée, long d’une quarantaine de centimètres.
— L’un de vos instruments de chirurgie ?
— Pas à ma connaissance. Rassurez-vous, je l’ai soigneusement nettoyé. Le cadavre de mon malheureux confrère a été enterré le lendemain du drame, et la cause officielle du décès est une crise cardiaque. Selon les exigences des autorités, personne n’entendra parler de cette tragédie.
Higgins enveloppa le crochet dans un mouchoir de lin.
— À quel travail se livrait le docteur Bolson ?
Le directeur parut gêné.
— Vous n’allez pas me croire ! Il… il procédait à l’autopsie d’une momie que Belzoni, l’organisateur de l’exposition tellement en vogue, a rapportée d’Égypte. Une momie si admirablement conservée qu’elle paraissait vivante. Je lui ai donné l’autorisation d’utiliser, pendant la nuit, notre salle d’opération.
— Pourrais-je voir cette momie ?
Le directeur baissa les yeux.
— Hélas ! non… Elle a disparu. Quand j’ai contemplé l’horrible spectacle, il n’y avait plus de momie. Bolson était allongé sur la table d’opération, le crochet près de son crâne.
— C’est donc vous qui avez découvert le crime ?
— Pas tout à fait, inspecteur. La femme de peine, chargée de balayer les lieux avant l’arrivée des chirurgiens, fut la première à subir cette atrocité.
— Je souhaite lui parler.
— Inutile, je vous assure ! Cette brave employée n’aura rien à vous dire.
— Permettez-moi d’insister.
— À votre guise, mais vous perdez votre temps.
— Où habite-t-elle ?
— Dans une chambrette de l’hôpital, sous les toits. Je vous conduis.
Une pièce minuscule, une lucarne, un lit fatigué, une commode branlante et une vieille femme frigorifiée, enveloppée d’un grand châle.
— Ce monsieur est policier, indiqua le directeur. Il désire vous poser quelques questions. N’ayez pas peur, ce sera bref.
— Ayez l’amabilité de nous laisser seuls, pria Higgins, débonnaire.
Mécontent, le patron du St. Thomas Hospital s’exécuta. L’inspecteur referma la porte et sortit de la poche de sa redingote une flasque métallique contenant du cognac, le seul remède contre le brouillard.
— Désirez-vous un petit remontant ?
Méfiante, la vieille huma le goulot. Satisfaite, elle s’offrit une belle gorgée.
— Fameux ! s’exclama-t-elle. Vous, au moins, vous ne maltraitez pas les pauvres gens. Heureuse de vous avoir connu… Maintenant, je dors.
— Qu’avez-vous vu en entrant dans la salle d’opération ?
— Écoutez, mon bon monsieur, le directeur m’a donné l’ordre de me taire. Sinon, je retourne à la rue, sans un penny. Alors, je me tais.
— Attitude compréhensible, reconnut Higgins. Néanmoins, la position de votre patron n’est pas aussi solide qu’elle y paraît. Étant doté des pleins pouvoirs, je peux l’arrêter pour violence à témoin et dissimulation de preuves.
La vieille se redressa.
— Vous blaguez ?
— Je veux éclaircir cette affaire, affirma l’inspecteur d’une voix paisible, et je n’ai pas l’intention de ménager quiconque. Me dire la vérité ne vous attirera aucun ennui.
La vieille se ratatina et considéra son interlocuteur avec attention.
— Malgré mon expérience, j’ai presque envie de vous faire confiance. Cette chambrette et mon métier de balayeuse, j’y tiens. Je dors bien, ici. Et côtoyer des macchabées ne me dérange pas. Vous me protégerez, c’est sûr ?
— Certain. Vos confidences resteront secrètes.
— Le cognac… Il en reste ?
La vieille vida la flasque.
— Je prenais mon service à cinq heures, précisa-t-elle, et je lavais la salle d’opération à grande eau. Un endroit terrifiant, mais on s’habitue à tout… Enfin, je le pensais ! Mon chandelier a éclairé un drôle de spectacle : un bonhomme en redingote noire, étendu sur la table en bois, les yeux défoncés, la tête ensanglantée. Moi qui ne crois à rien, je me suis signée ! Prise de panique, j’ai couru réveiller le directeur.
— Avez-vous vu une momie ? demanda Higgins.
— C’est quoi, ça ?
— La victime était seule, dans la salle d’opération ?
— Ben… oui.
— Avez-vous manipulé l’arme du crime ?
— Vous délirez, inspecteur !
— Pourtant, vous avez ramassé un objet.
La vieille se recroquevilla de nouveau.
— C’est pas vrai.
— Pourquoi me mentir ? Cet objet, je vous l’achète.
— Ah… Et vous ne direz pas que je vous l’ai vendu ?
— Je l’ai découvert moi-même, n’est-ce pas ?
— Je comptais en tirer un bon prix !
— Celui-ci vous convient-il ?
En voyant les billets, la vieille écarquilla les yeux. Une petite fortune inespérée qui lui permettrait d’améliorer l’ordinaire.
Elle s’agenouilla et plongea une main sous son lit pour agripper un livre taché de sang.
— Il était posé sur la tête du mort. Avec une reliure de cette qualité-là, ç’aurait été dommage de l’abandonner.
L’ouvrage était un recueil de psaumes. Il comportait un ex-libris au nom d’un pasteur dont les sermons enflammés incitaient les âmes simples à chasser hors de Londres les incroyants et les prostituées.
L’homme de Dieu avait signé son crime. Détail gênant : lui aussi avait été assassiné, puisqu’il faisait partie des trois victimes signalées par Peter Soulina, l’envoyé du gouvernement.